Carly Rae Jepsen : Emotion, l'histoire d'un album pop et déjà culte

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Au beau milieu du mois de juin, alors que nous vaquions à nos occupations (à savoir rêvasser aux grandes vacances devant notre écran d'ordinateur), un album, disponible tout ce qu'il y a de plus légalement au Japon grâce à une sortie avancée, a beaucoup fait parler de lui. Ce ne fut d'abord qu'une rumeur, de la part de gens (les twittos) souvent prompts à s'enthousiasmer pour tout et n'importe quoi, aléatoirement, sans raison apparente. On n'y a pas prêté attention au début. Puis la rumeur a pris la forme d'un mini-buzz, puis d'un ras de marée de louanges sur tous les sites un peu sérieux qu'on consulte d'habitude : le nouvel album de Carly Rae Jepsen serait le disque pop de l'année. Près de trois mois avant sa sortie, Emotion faisait l'unanimité chez des gens aux goûts musicaux souvent irréconciliables, les fans de pop comme les hipsters à barbe.

 

Derrière ce disque, la volonté d'un jeune gars de 34 ans riche à millions, Scooter Braun. C'est ce gaillard aux allures de douchebag des fraternités qui a révélé au monde les talents de Justin Bieber ou Ariana Grande. Le gars a souvent eu du flair, parfois beaucoup moins : c'est aussi lui qui a signé l'humoriste-rappeur coréen PSY aux Etats-Unis au moment du succès de "Gangnam Style". Un album international devait voir le jour, mais après quelques flops de singles, le projet est aujourd'hui au point mort. C'est que Scooter Braun pêche parfois par optimisme : lorsque Carly Rae Jepsen est arrivée au sommet des charts en 2011 avec "Call Me Maybe", on sentait arriver à des kilomètres le syndrome de la "one hit wonder" : la chanteuse canadienne, grâce à un coup de pouce inespéré du compatriote Bieber et à une promo intensive, a imposé un titre à l'efficacité redoutable, mais l'album sorti dans la foulée n'a pas rencontré son public. Dans un marché où le single, l'instantané et le buzz sont les seuls garants du succès, aucun titre de Kiss n'avait le potentiel tubesque du monstre "Call Me Maybe". Cet insuccès, Scooter et Carly l'ont très mal vécu. Et c'est dans un esprit de revanche clairement assumé que s'est mis en chantier l'album Emotion.

 

 

La genèse de ce disque est étourdissante. Il aura fallu trois ans et des milliers d'heures de workshop pour aboutir aux 12 titres (18 sur certaines versions deluxe) qu'on connaît aujourd'hui. On estime à plus de 250 le nombre de chansons écrites et envoyées dans l'espoir de figurer sur la tracklist finale. Mais ceux qui connaissent le monde de la pop et son arrière cuisine savent qu'aujourd'hui, ça n'a finalement rien d'étonnant. Le prochain album de Rihanna semble souffrir du même syndrome de gigantisme que celui de Carly, alors que débarquent aujourd'hui sur les ondes la première vague de morceaux rejetés par son agence Roc Nation, des tubes en puissance finalement récupérés par d'autres artistes. En 2015, sortir un disque pop, c'est faire appel à un casting de compositeurs et de producteurs triés sur le volet, dans lequel figurent immanquablement une armée de petites mains scandinaves et des songwriters appréciés dans les sphères indés. En général, on appelle Max Martin (qu'on ne présente plus), Ariel Rechtshaid et Sia. Ces trois-là étaient présents à l'appel, ainsi que (prenez votre souffle) : Peter Svensson (des Cardigans), Dev Hynes, Rostam Batmanglij (de Vampire Weekend), Shellback, Mattman & Robin, Greg Kurstin, et une ribambelle d'autres noms à consonance nordique. Ainsi que Jack Antonoff du groupe Bleachers, et les Tegan & Sara, dont les titres n'ont pas été retenus. Le plus étonnant, et ça en dit long sur les exigences artistiques du projet : au final, aucun titre du grand manitou Max Martin ne figure sur le disque.

 

 

Avec un tel casting, on se dit que la chose ne peut être un ratage. Et il faut bien avouer qu'Emotion est une éclatante réussite. Les chansons sont incroyablement modernes et catchy, et forment un ensemble homogène et cohérent de perfect pop songs. Surtout, l'album de Carly parvient à sa manière à capturer l'essence de la pop des 80's là où le blockbuster 1989 de Taylor Swift échoue totalement (et se retrouve réduit à un gimmick de promo). Musicalement, les deux disques se ressemblent pas mal, mais le saxophone des enfers de "Run Away With Me", les synthés cristallins de "All That", et le son fun et cheesy de "Boy Problems" ou "I Really Like You" ont plus de points communs avec les albums 80's de Madonna, Cyndi Lauper ou Janet Jackson que le r'n'b de carton pâte finalement très contemporain de "Shake It Off". Mais c'est surtout sur la vibe générale et sur les thématiques qu'ils se distinguent le plus l'un de l'autre. Sur 1989, l'écriture de Taylor Swift, plus affutée que jamais, nourrie à la pop culture, est calibrée pour séduire à la fois les gamines fans de Kylie Jenner et les jeunes urbains cool qui lisent Mashable, Nylon ou Vulture. Sur Emotion, les textes sonnent souvent comme des bribes d'un journal intime, des conversations volées au cours de pyjama parties, mais aussi et surtout, ils sont motivés par des émois autrement plus concrets et physiques que la légendaire frigidité des songs de TayTay. Sur Emotion, ça flirte et ça se frotte, on s'entiche et on se prend des râteaux comme dans un bon teen movie 80s. En gros, la différence entre Emotion et 1989 est la même qu'entre le téléphone filaire et Instagram, entre se raconter ses peines de coeur au milieu de la nuit et faire sa crâneuse en soirée à coup de filtres Walden : le coeur des choses et la surface.

 

 

Seulement voilà : les chiffres de vente du nouveau Carly Rae Jepsen sont loin de tutoyer ceux de la petite fiancée de l'Amérique. Un mois après sa sortie, l'album a déjà dégringolé à la 147ème place du Billboard. Une catastrophe qui pourrait s'expliquer très simplement : contrairement à ses collègues féminines, Carly Rae Jepsen n'a aucune histoire à raconter sur les réseaux sociaux. Elle a autant de charisme qu'une bouteille de San Pellegrino posée sur la table d'un buffet froid. En interview, elle se plait à répéter "I'm a regular, boring person". Et en 2015, c'est un très grave problème de com'. Voyez, Carly n'est pas le genre à s'empoigner avec Miley ou Nicki à coup de tweets passifs-agressifs. Carly, c'est plutôt la nana à qui tu vas emprunter un stylo et qui va te dire "Oh, tu peux le garder, j'en ai plein au bureau" en riant nerveusement. Carly est gentille. Elle aura beau avoir les meilleures chansons, les meilleures intentions, la meilleure équipe derrière elle, le train de la hype est passé aussitôt que les gens se sont lassés de la vidéo virale du lip sync de "Call Me Maybe"... dans laquelle elle n'apparaissait pas. Parce que Carly n'a pas de guerres de fans à déclencher, parce que les tweens ont du mal à s'identifier à elle (elle a 29 ans), parce qu'elle n'a rien à défendre d'autre que le plaisir simple de chanter de très bonnes pop songs, ça ne marche pas, parce que ça ne suffit plus. Et c'est bien dommage.

 

 

Mais alors, quel avenir pour Carly Rae Jepsen ? C'est simple : désormais, sa dernière carte à jouer est celle, un peu ambigüe, de chanteuse pop pour les gens qui n'aiment pas vraiment la pop. En effet, demandez à un lecteur de Pitchfork, à un fan de Robyn ou même aux membres du collectif PC Music quel est son album pop préféré de l'été 2015 : il vous répondra Emotion. Car le principal défaut de ce disque est aussi une qualité pour certains, bizarrement. Si on écoute le disque du début à la fin, on se rend vite compte qu'il lui manque quelque chose de vital : une voix. Même dans leur période club bangers, quand on écoutait un titre de Lady Gaga ou de Rihanna, et même de Britney, la marque d'une popstar demeure sa voix, même sous AutoTune, même derrière des centaines de pistes ultra produites, quand une chanteuse pop pose sa voix, elle renvoie à un univers, des images qui lui sont propres. Celle de Carly est incroyablement banale, appliquée, claire et ultra clean, sans aucune aspérité. Ironie de l'histoire, Carly a raconté en interview que pour donner du grain à sa voix sur "Your Type", elle avait vapoté comme une malade pendant une semaine. Le problème : ça ne s'entend absolument pas. Le deuxième problème : vapoter, Carly, vraiment ???

 

C'est cette faiblesse qui en fait pourtant l'outsider rêvée pour la scène indie pop, une scène qui n'aime jamais autant une artiste que lorsqu'elle n'arrive pas à percer avec des chansons pourtant parfaites. Carly n'a plus qu'à rejoindre le clan des chanteuses maudites à la Sky Ferreira ou Allie X, trop perfectionnistes ou trop bizarres pour le grand public, mais aussi mal vendues, mal marketées, et souvent aussi mal embouchées. Carly Rae Jepsen, la one hit wonder la plus douée de sa génération, aura finalement publié son "critically acclaimed album". Sauf que malheureusement, personne n'est là pour en témoigner.