L'enregistrement du 8ème album de Rihanna a constitué l'un des feuilletons les plus fascinants et intrigants (mais surtout frustrants) de l'histoire de la pop. Plus de trois ans après Unapologetic, et après 10 ans de carrière, Rihanna sort enfin son fameux "disque de la maturité", annoncé comme un virage artistique radical, un coup de pied dans la fourmilière pop, une révolution. Du moins, c'est ce que les fans attendaient. Ils ont dû patienter trois longues années, pendant lesquelles les rumeurs les plus folles ont été entretenues par une promotion chaotique, qu'on peut qualifier aujourd'hui de véritable fiasco. On ne va pas revenir sur la genèse du disque : on a tellement parlé d'ANTI en 2015 que sa sortie récente semble presque incongrue, anachronique. Tout ce qu'on a envie de savoir, c'est si ce disque est à la hauteur de l'interminable attente, et de l'ambition affichée.
ANTI est clairement un disque "anti-pop". En l'écoutant, ça saute aux oreilles : aucun club banger, aucun tube radio, les refrains se font rares, on entend les mouches voler sur le dancefloor. Même si on avait été mis au parfum (les termes angoissants "expérimental" et "intemporel" avaient déjà été évoqués à son sujet), le choc n'en est pas moins rude, de la part d'une popstar connue pour sa capacité à enchaîner les singles au sommet des charts, à un rythme effréné, en surfant sur toutes les modes, en se pliant à tous les compromis, tout en ne se posant pas trop de questions. Rihanna a toujours été un fantasme de maison de disques : la poupée pop parfaite, à l'image indocile, sulfureuse, sexy et charismatique, mais qui s'implique finalement très peu dans le processus artistique, laissant une armée de producteurs et de compositeurs s'occuper de sa carrière. Ce qui ne remet pas en cause son talent : la pop n'est jamais aussi bonne que lorsqu'on laisse les gens de l'ombre faire leur métier. Britney Spears et Rihanna sont sans doute les deux meilleurs exemples de popstars totalement virtuelles, aux qualités vocales et scéniques discutables, qui n'écrivent pas leurs chansons, mais qui ont incarné les tubes pop les plus incroyables de ces 15 dernières années. Etre une popstar, c'est aussi parfois n'être qu'un média, une entité physique sur laquelle on projette les fantasmes de son époque. Et c'est pourtant un rôle non négligeable, essentiel même. Personne d'autre que Rihanna n'aurait pu chanter "We Found Love", personne d'autre que Britney n'aurait pu faire de "Toxic" un tube mondial.
Mais parfois, les poupées pop ont des doutes, des envies de reconnaissance artistique, et c'est ce syndrome dont ANTI souffre clairement. Peu de gens l'ont évoqué, mais il est pourtant évident que le 8ème album de Rihanna est une conséquence directe de l'album éponyme de Beyoncé, sorti fin 2013. Lui aussi avare en tubes évidents, il avait pourtant intronisé l'ex Destiny's Child en reine incontestée de l'industrie du disque, faisant la pluie et le beau temps avec un album sorti par surprise, sans promotion, aux titres devenus des hits presque par accident tant ils étaient peu radio friendly. BEYONCE était un caprice d'une star qui peut tout se permettre, qui a les reins solides pour tourner une quinzaine de clips en secret entre deux tournées mondiales, et qui sur son seul nom peut récolter l'adhésion de fans fidèles et dévoués. L'ombre de Beyoncé semble planer autour du projet ANTI, mais Rihanna n'en a ni le métier, ni l'endurance, ni la capacité de concentration. D'où les complications et les doutes, et l'ambiance de chaos qui a entouré la fabrication de ce disque.
Fatalement, les réactions à l'écoute du produit fini ne pouvaient être que mitigées. On ne fait pas poireauter indéfiniment sa fanbase sans en payer les conséquences. Mais si l'on met de côté l'attente interminable, les fantasmes et les effets d'annonce, est-ce qu'ANTI est un bon disque, une bonne surprise ? Oui, il est même au final plus intéressant, moins prétentieux, moins indigeste que l'album surprise de la Queen Bey. Il est certes un peu bancal, clairement terminé en catastrophe, mais il renferme de véritables petits trésors qui en font un objet infiniment plus attachant que son modèle non assumé.
Le titre qui semble mettre tout le monde d'accord, c'est "Kiss It Better". Longtemps cette ballade a été le fruit d'intenses spéculations (il devait être le premier single de l'album, c'est l'un des premiers titres enregistrés pour le projet). Et en le découvrant, on comprend pourquoi il a fait couler autant d'encre : c'est une tuerie. Avec son ambiance de ballade 80s qui évoque à la fois "Purple Rain" de Prince ou "Live To Tell" de Madonna, "Kiss It Better" s'inscrit déjà comme l'un des plus beaux titres de la carrière de Riri, assumant une grandiloquence et une puissance mélodique devenues très rares dans le paysage pop des années 2010. Avec ce titre, Rihanna semble avoir retrouvé la recette du slow qui tue, et rien que pour ça, ANTI est déjà un grand disque.
On peut parler aussi de la jolie folkerie "Never Ending". Ou du morceau qui démarre l'album, "Consideration", qui annonce une Rihanna nouvelle formule qui ne cache plus son envie dévorante de reconnaissance artistique. Mais ANTI n'a au final rien de la révolution annoncée. Car on retrouve, sur beaucoup de morceaux, des gimmicks déjà croisés sur ses autres albums. Prenons "Same Ol' Mistakes". Le titre est en fait une reprise de Tame Impala. Mais elle nous refait le coup du karaoké : en reprenant la bande-son du titre original et en chantant par dessus, elle reproduit ce qu'elle avait fait sur le titre "Drunk On Love" (sur l'album Talk That Talk), qui samplait le groupe The xx. Et tous ces morceaux inachevés, comme l'interlude "James Joint", renvoient au fameux "Birthday Cake", à l'état d'intro toujours sur Talk That Talk. En revanche, il y a aussi de belles plantades : "Love On The Brain", que beaucoup comparent à du Amy Winehouse, sonne davantage comme le revival soul en plastique du super craignos "Marvin Gaye" de Charlie Puth. Sur le titre "Higher", qui se veut une démonstration de la puissance de sa voix, elle ne fait que s'égosiller à s'en péter les cordes vocales, et là où Sia parvient à créer de l'émotion en nous soufflant dans les bronches, ici Rihanna en fait clairement beaucoup trop, et ça devient un peu grotesque.
Au final, avec des titres un peu gadgets comme "Work", gentil tube ragga un peu con, et des morceaux qui ne sont même pas assez bons pour figurer en bonus d'un album de The Weeknd ou de Tinashe, le reste d'ANTI est plutôt anecdotique. De bons vieux "fillers" comme sur l'ensemble de ses albums. Rien de nouveau sous le soleil donc. ANTI n'est finalement qu'un autre album de Rihanna, avec les mêmes recettes éculées (des dizaines de gens crédités pour un refrain qui fait "nanananana"), mais auquel on aurait retiré tous les tubes radio.
Comme on l'avait imaginé, la genèse d'ANTI se révèle beaucoup plus intéressante que le résultat final. Avec les nombreux aller-retour en studio, les workshops infructueux dont les titres rejetés deviennent pourtant des tubes sur les albums de Major Lazer, Selena Gomez ou Sia, les pétages de plombs du producteur de "Kiss It Better" sur Twitter, les collaborateurs ou la famille qui balancent des anecdotes croustillantes, Kanye West qui fuit devant l'ampleur du chantier, les gens de chez Samsung qui se rongent les sangs devant les délais interminables pour la sortie d'un disque et d'une tournée qui semblaient parfois compromis... En vérité, même si ANTI est déjà promis à un succès commercial, il aurait gagné en intérêt s'il avait été accompagné d'un documentaire bonus, où l'on pourrait voir ce que ce disque baudruche a nécessité comme investissement financier et humain, car son lot de drames, d'inquiétudes, de renoncements et d'ambitions déçues en disent bien plus long sur l'état de l'industrie musicale en 2016 que la tracklist rassemblée à la hâte d'un album qui aura éternellement un goût d'inachevé.