En attendant que mon verre de vin chaud refroidisse, laissez-moi vous raconter un joli conte de Noël.
Il était une fois un grand magasin de jouets qui autrefois portait le nom d'industrie du disque. Mais comme les enfants, les ados et leurs parents n'achètent plus de CD, cette dernière s'appelle désormais l'industrie "de la musique", et vend aujourd'hui du streaming. Le Père Noël ne sait pas trop ce que c'est, il est bien trop occupé à remplir son traineau de Nintendo Switch.
Les gens qui vendent de la musique, pour continuer malgré tout à faire du profit, ont inventé le "Q4". Le Q4, ce sont les trois derniers mois de l'année, qui représentent le moment où les maisons de disques réalisent l'essentiel de leur chiffre d'affaire. Car au moment des fêtes, les gens dépensent encore de l'argent dans des cadeaux en rapport avec la musique (ce qu'ils font drastiquement moins le reste de l'année) : des albums en édition collector, des calendriers à l'effigie de Shawn Mendes ou des enceintes bluetooth, et qui dit enceintes dit "tiens, lançons cette playlist sur Spotify", et vous voyez où je veux en venir.
Depuis quelques années, on s'est aperçu que les albums de Noël étaient un filon intéressant. Tous les ans, quand les premières décorations lumineuses apparaissent dans les rues et sur le toit des maisons, Mariah Carey empoche en moyenne 50 millions de dollars de royalties grâce à son classique "All I Want For Christmas Is You", sorti il y a pourtant plus de 20 ans. Avec une seule chanson, la diva sur le retour a créé un business ultra lucratif, avec des concerts de Noël, des apparitions télé, des partenariats en pagaille, des remixes chelou... Aujourd'hui, de Kylie Minogue à Ariana Grande, de Kelly Clarkson aux queens de la RuPaul's Drag Race, les chanteuses pop s'essayent toutes à l'exercice, avec plus ou moins de réussite.
Car la plupart du temps, ces albums cachent difficilement leurs maigres ambitions artistiques. Les Christmas albums se suivent et se ressemblent, avec leur lot de clochettes et de reprises de standards usés par le temps et détrempés par les flocons de neige. Quant aux titres inédits, ils varient du séduisant à l'anecdotique, mais rien qui se rapproche de la perfection intemporelle d'un "All I Want For Christmas Is You". Cette année, ce sont Gwen Stefani et Sia qui s'y collent, avec deux albums aux approches radicalement différentes. On va surtout s'intéresser à celui de Sia, intitulé Everyday Is Christmas.
Au micro de Zane Lowe, lorsqu'on lui demande pourquoi elle s'est lancée dans ce curieux projet avec son fidèle producteur Greg Kurstin, Sia répond avec sa coutumière franchise.
"Je trouvais qu'il y avait une pénurie de bonnes chansons de Noël. Il y a bien les classiques et tout ça, mais rien qui me branche vraiment dans les trucs récents. Je me suis vraiment éclatée à le faire, parce que tout est déjà là, tous les concepts, tu as juste à broder autour. Tu n'as même pas besoin d'avoir un sujet original pour commencer. On a quoi, Noël, le gui, ho-ho-ho, le père Noël, la liste de cadeaux, les lutins... tout est là. C'était fun et facile à faire. On a terminé l'album en deux semaines. Et je ne pouvais plus m'arrêter d'écrire, du coup je me retrouve avec un album de chansons originales par accident."
Sia est réputée pour travailler vite ("Chandelier", son plus gros succès, a été écrit en 15 minutes), mais il faut avouer que présenté comme ça, on est loin de la magie de Noël. OK, elle n'allait pas nous faire croire que les rennes du père Noël étaient venus l'aider à composer, et dansaient dans le studio en buvant du lait de poule. Mais même si Sia a toujours du mal à s'exprimer sur son travail sans passer pour une cynique vendeuse de calendriers de l'Avent aux chocolats frelatés, reste que son album est une éclatante réussite.
Everyday Is Christmas coche toutes les cases qui font d'un album de Noël un futur classique. Tout d'abord, et c'est suffisamment rare pour le signaler : toutes les chansons sont des compos originales. Surtout, les 10 titres sonnent comme du 100% Sia. Mieux encore, on retrouve des mélodies qu'on n'avait plus entendues dans sa discographie depuis l'album Some People Have Real Problems. La chanteuse australienne, connue aujourd'hui pour ses ballades à gros sabots avec des refrains qui ne passent plus les portes, revient à un songwriting plus délicat ("Snowman", "Snowflake"), et c'est la vraie bonne surprise du projet.
Alors qu'on s'attendait à de la mièvrerie en pilotage automatique, on se surprend à redécouvrir ses talents de mélodiste, et on voit rapidement que sous les guirlandes et les gros rubans rouges, il y a un vrai plaisir enfantin à composer des classiques du genre. Sur le titre "Puppies Are Forever", elle prévient les kids capricieux que les petits chiens sont des compagnons de vie et pas seulement des cadeaux de Noël à quatre pattes dont on se débarrasse une fois qu'ils sont devenus moins mignons ("Cause they're so cute and fluffy with shiny coats / But will you love 'em when they're old and slow?"). Sia, vegan et très engagée auprès de la cause animale, profite d'une petite chanson pour faire passer, l'air de rien, un message sur ce sujet qui lui tient à coeur.
Sur Everyday Is Christmas, on danse, on s'embrasse sous le gui, on a la main lourde sur la picole ("Ho Ho Ho" pourrait être le Christmas Chandelier), mais surtout, on prend les fêtes très au sérieux. Tout le contraire du You Make It Feel Like Christmas de Gwen Stefani, qui fait un peu de peine. Aucune trace de la Gwen délurée des 90's et du groupe No Doubt, ou de la fashion queen entourée de ses Harajuku Girls sur ce disque qui ressemble à la BO de la desperate housewife chic et toc qu'elle semble être devenue depuis sa relation avec "l'homme le plus sexy du monde" Blake Shelton. Sur des reprises clinquantes des fatigués "Let It Snow" ou "Jingle Bells", la pauvre Gwen tente de jouer la mère Noël country qui est restée jeune et cool malgré ses airs bourgeois, mais on cherche désespérément une âme et un début de fun dans ce disque d'une popstar en voie de mémérisation avancée.
Quand l'album de Gwen Stefani étouffe de l'ennui gentrifié des suburbs, celui de Sia respire à pleins poumons l'air vivifiant de la jeunesse et de la pop culture américaine. Car le soir du réveillon de chez Sia, tonton peut lire Buzzfeed et regarder ses séries Netflix sur sa nouvelle tablette ! Dans le clip du titre "Santa's Coming For Us", on retrouve une brochette de guests qui feraient rêver n'importe quel late show. Kristen Bell, grande prêtresse des geeks, joue la mère de famille modèle dans une déco rétro-kitsch so 50's, entourée des gamins du film Ca et de la série Stranger Things (Sophia Lillis, Wyatt Oleff et Caleb McLaughlin). A vous de retrouver les autres têtes connues (indices : Happy Days, Devious Maids, Parenthood, Curb Your Enthousiasm).
Comme à la grande époque des variétés où les stars débarquaient dans la télé pendant qu'on déballait les cadeaux, Sia, qui ne veut toujours pas se montrer (du moins pas son visage), profite de cet album pour recréer l'excitation de nos souvenirs de fêtes, avec les plus beaux pulls moches et les plus belles mélodies. Est-ce que ces titres deviendront des classiques ? Il est encore trop tôt pour le dire. Mais Sia s'en sort avec les honneurs, et ne souffre nullement de la comparaison avec ses illustres prédécesseurs. Je laisse le mot de la fin à la compilation la plus vendue au Royaume-Uni :