Lors de la finale de l'Eurovision samedi dernier, la présence exceptionnelle de Justin Timberlake représentait presque un non-évènement. Ce qui a le plus frappé les spectateurs du grand raout annuel, c'est à quel point la qualité des chansons du concours a grimpé de quelques crans. Auparavant raillée pour son côté kitsch et délicieusement suranné, la cérémonie, orchestrée par la première chaîne suédoise (la SVT), était une collection ininterrompue de tubes certifiés. "If Love Was A Crime" de la bulgare Poli Genova ? Enorme tuerie. "Miracle" de Samra, pour l'Azerbaïdjan ? Pop banger des enfers. Même la chanson de la dernière du classement (la jeune allemande so cute Jamie-Lee qui ne méritait pas un tel mépris) était au top. En vérité, même si tout le monde était fort content de pouvoir serrer la louche du chanteur de "Can't Stop The Feeling!", sa présence en tant que guest "international" était loin d'être indispensable : la vieille Europe sait se fournir elle-même en tubes ultra efficaces, merci bien bisous.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'édition 2016 de l'Eurovision a été un vrai moment de zeitgeist, peut être comme jamais auparavant. Aujourd'hui, le niveau de qualité du programme est tel que certains fans de pop vivent désormais au rythme des programmes de préselection tels que le Melodifestivalen ou le Melodi Grand Prix, épluchant les playlists, suivant l'actu des artistes sur les blogs. Parmi les grands gagnants de ce "before" de l'Eurovision : le français Amir, qui grâce à une surexposition médiatique et un morceau ultra calibré, s'est retrouvé propulsé 6ème du concours, un score inédit pour un pays habitué ces dernières années à passer le balai au fin fond du classement.
L'autre grande "gagnante" des préselections s'appelle Margaret. En lice pour représenter la Pologne, cette jeune popstar au succès local maousse a dû s'incliner face à Michal Szpak, plus connoté variétés. Les fans de l'Eurovision, furieux, ont alors lancé une pétition s'adressant au gouvernement polonais pour que la chanson de Margaret remplace celle de cet étrange sosie de Julien Doré à la chevelure altière. En effet, "Cool Me Down" est une sorte de Rihannabanger tellement dingue qu'il aurait sans aucun doute écrasé la concurrence lors de la finale du concours. Pas grave : le titre est déjà dans la course au tube de l'été.
Mais l'Eurovision n'est que la partie immergée de l'iceberg. Depuis quelques années déjà, le vieux continent, bénéficiant souvent de l'appui et du savoir-faire des usines à tubes scandinaves, invente une nouvelle europop rayonnante, ultra efficace, baignée dans une EDM plus créative que jamais, et qui assume totalement un côté populaire et un brin kitsch qui semble fédérer de plus en plus de monde. Alors que la pop US tourne en rond et déprime, coincée entre une sunshine funk bien pourrie et une bande-son urbaine de plus en plus dark et minimaliste (on ne peut pas dire que les derniers albums de Drake ou de Rihanna respirent la joie de vivre), l'Europe renoue avec les tubes pop naïfs et neuneus, et se réconcilie avec sa façon bien à elle de rassembler les gens autour de tubes anglophones au vocabulaire limité, mais qui évoquent le bonheur crétin d'être juste ensemble et bien vivants, dans un contexte plombé par la crise et les attentats.
Mais comment un territoire qui fut à la traîne ces dernières années a-t-il pu devenir en moins de temps qu'il n'en faut pour prononcer "twelve points", l'eldorado d'une pop music über cool qui revendique une jeunesse et un sens du fun que personne ne parvient à égaler aujourd'hui, surtout pas les superstars US ?
Un élément de réponse : les playlists et l'influence de Spotify. Plus encore que les blogs, les "curated playlists" du géant suédois du streaming amènent sur un plateau, dans tous les foyers d'Europe, les derniers tubes en provenance de Scandinavie, des pays de l'Est, et de tous nos voisins. Ainsi, on écoute le français Amir à Stockholm, les espagnoles de Yall à Berlin, la polonaise Margaret à Londres, la suédoise Zara Larsson à Paris, la finlandaise Evelina à Madrid, et le tube "Faded" du DJ norvégien Alan Walker absolument partout. Toute une nouvelle vague de jeunes artistes circule dans tout le continent dans un flux continu de nouveautés qui doivent se battre afin d'être le plus current et le plus mémorables possible pour tirer leur épingle du jeu. Contrairement aux grosses popstars américaines qui semblent en panne sèche d'inspiration, et qui doivent pourtant se réinventer pour garder leur trône de "queens" du mainstream (dans un marché où peu d'artistes sont représentés dans les charts et à la radio), le streaming en Europe a démultiplié les propositions d'artistes émergents, face à un public qui culturellement a toujours eu une curiosité beaucoup plus affûtée que le public nord-américain, en circuit fermé, et dont les produits culturels ont été longtemps en situation d'hégémonie. Aujourd'hui, les européens ne rêvent plus d'Amérique : le marché est déjà suffisamment vaste ici pour contenter tout le monde. Et les producteurs suédois ont de toute façon déjà envahi les ondes aux Etats-Unis depuis une bonne quinzaine d'années.
Alors que dans les années 90 et 2000, l'Angleterre était le premier pays vers qui les US se tournaient pour dénicher les artistes cool, aujourd'hui c'est en Scandinavie qu'ils vont piocher. Jetons un oeil au Billboard Hot 100 de cette semaine. Lukas Graham, "7 Years", 4ème : un groupe danois. Mike Posner "I Took A Pill In Ibiza", 5ème : le remix qui passe en radio (et qui a relancé sa carrière) vient de Seeb, des norvégiens. 14ème, Zara Larsson "Never Forget You", une suédoise. Sans compter les productions Max Martin qui ont toujours eu pignon sur rue dans les charts US, aujourd'hui toutes les oreilles sont tournées vers le nord de l'Europe.
Ce n'est pas un hasard si la SVT a diffusé ce clip étourdissant vantant les mérites de la musique suédoise avant les résultats de la finale samedi dernier : l'Eurovision fait désormais figure de véritable vitrine de la pop du vieux continent à travers le monde, et la présence de Justin Timberlake a été peut être plus bénéfique à la visibilité du concours outre Atlantique que pour la carrière du tube "Can't Stop The Feeling!", de toute façon déjà incontournable. Aujourd'hui, la pop européenne ressemble à un vaste terrain de jeu où une armée de jeunes artistes s'exprime en toute liberté, avec un streaming abolissant toutes les frontières et créant une émulation plus réjouissante que jamais. Très bientôt, les ados ricains auront tout intérêt à savoir placer la Suède, la Bulgarie ou la Pologne sur une carte, car c'est peut être de là que viendront leurs nouvelles stars préférées. Et si ça n'est pas le cas, on prendra soin d'elles chez nous quoi qu'il arrive.