Un beau matin de 2014, la pop se réveille avec un atroce mal de tête. Autour d'elle, les cendriers sont renversés, la moquette est imbibée de vodka, une odeur tenace de foutre et de vomi a envahi la pièce, le chat se promène hagard sur des détritus. L'appart est dans un sale bordel. Il faut dire que la fête a bien duré 4 ou 5 ans. Toute la crème de l'entertainment était invitée : on avait croisé Lady Gaga, Pitbull, RedOne, Britney Spears, Rihanna, Max Martin, Dr. Luke, David Guetta, will.i.am, Katy Perry, Nicki Minaj, Calvin Harris... Même les tocards avaient eu le droit de passer prendre un verre, les Ne-Yo, Taio Cruz, Enrique Iglesias, Carly Rae Jepsen, les Saturdays, Nicole Scherzinger et d'obscures one hit wonders scandinaves. Des mois entiers de bamboche ininterrompue dans les charts, qui prirent fin lors d'une sombre matinée de décembre 2013. Beyoncé venait de sortir pendant la nuit son album surprise, et la pop comprit que la fête était bel et bien finie. Elle se mit alors à rassembler ses affaires (ce fut rapide, elle était toujours très peu vêtue) avant d'entamer un interminable walk of shame jusque chez sa mère, pour s'écrouler et roupiller dans un coin. En 2014, la pop tient une méchante gueule de bois.
Alcool triste
Pas étonnant alors que deux des plus gros hits de ces 12 derniers mois évoquent les lendemains de beuverie qui déchantent. L'immense "Chandelier" de Sia, et le "Habits" de Tove Lo ont pour point commun de nous narrer par le menu les différentes étapes pas très glorieuses de l'alcoolisme mondain. Ils résonnent comme le lugubre écho de cette rieuse époque des club bangers (2008-2013), où tous les refrains pop nous intimaient de lever notre verre, foncer sur le dancefloor, choper quelqu'un puis remplir notre verre à nouveau. Il fallait oublier les soucis, fuir le quotidien, et surtout ne pas être très regardant sur la qualité des titres qui étaient diffusés "dans le club". Car la gueule de bois de la pop n'est que le résultat d'un trop plein : trop de divas, trop de tubes, trop de répétitions des mêmes recettes eurodance éprouvées, trop de relations incestueuses entre des producteurs parfois au top de leur game, parfois paresseux, et des popstars en surchauffe, condamnées à enchaîner les succès pour ne pas laisser retomber le soufflé médiatique. C'était l'époque où il ne se passait pas un jour sans qu'un énorme refrain criard ne débarque sur les ondes. On allumait la radio et on entendait Rihanna nous souffler dans les bronches sur "Only Girl (In The World)", Lady Gaga était l'obsession de tout le monde, l'album Femme Fatale de Britney était tellement robotique, martial et bruyant que ton chat ne pouvait pas rester dans la pièce quand tu l'écoutais. C'était une période où l'on nous hurlait d'être insouciant, tandis que dans les coulisses chacun déployait une énergie surhumaine pour maintenir la cadence, la productivité, il fallait faire danser les internautes, ne pas les décevoir avec un mauvais titre, se réinventer toutes les demi-journées. Puis le burnout a eu lieu, fin 2013.
Les divas mettent la clé sous la porte
Tous les ans de septembre à décembre, le marché du disque se met en branle dans une dernière ligne droite de sorties d'albums importants et d'évènements médiatiques tonitruants. Ca s'appelle le Q4, et c'est le moment de l'année où les maisons de disques réalisent leurs plus grosses rentrées d'argent. Seulement voilà, en 2013, le Q4 a connu un bilan désastreux. Les fans de pop ont eu droit à un embouteillage de sorties très attendues, de la part de Lady Gaga, Katy Perry et Britney Spears, à quelques jours d'intervalle. ARTPOP fut déclaré accident industriel par Interscope, Prism a reçu des critiques très mitigées, et la promo de Britney Jean a très vite été interrompue à cause d'un démarrage catastrophique. C'est comme si la machine s'était soudainement grippée, la bulle spéculative autour de la pop féminine avait soudain éclaté, le public s'est lassé. Puis Beyoncé est arrivée avec un disque résolument anti-pop, sombre et complexe, ringardisant la pop mainstream, biberonnée aux sons eurodance et aux refrains épiques. Avec "Drunk In Love", c'est toute la basse-cour des divas pop qui trinque.
Le règne des princesses connasses
Comme il fallait rapidement se mettre à écouter quelque chose de différent sous peine de passer pour un gros naze, le jeune public s'est découvert une passion soudaine pour d'autres divas, supposément plus cool, moins cruches et moins toc que les pintades FM de ces dernières années. Beyoncé est alors intronisée reine de la pop, un peu contre notre volonté d'ailleurs, par une fanbase hystérique et incroyablement vindicative. Quiconque à déjà eu affaire à la BeyHive, le bras armé de l'épouse de Jay-Z, peut en témoigner : leur hargne à défendre bec et ongles leur idole sur les réseaux sociaux, à grands coups d'insultes et de menaces, relève parfois de la maladie psychiatrique. Leur mauvaise réputation et leur influence sont telles que même le Saturday Night Live en a fait le sujet d'un de leur sketch. Avec la désinvolture qu'on lui connait, Beyoncé n'adresse pourtant jamais un mot à ses fans sur Twitter, laissant ainsi la BeyHive en roue libre harceler Rihanna, Tinashe, des journalistes ou des adolescentes fragiles sans lever le petit doigt. Les reines sont cruelles.
Dans le genre princesse connasse, Taylor Swift se pose aussi un peu là. Pingre, elle fait retirer tout son back catalogue de Spotify alors même qu'elle est la troisième plus grosse vente d'albums US cette année. On l'imagine faisant subir une pression psychologique terrible à son entourage féminin (parmi lesquelles Lorde, sa nouvelle besta), Katy Perry lui a même donné le surnom de Regina George, la pétasse manipulatrice du film Mean Girls. C'est à se demander comment ces deux personnages résolument ombrageux et clairement pas sympathiques peuvent fasciner autant le grand public. C'est simple : elles sont impitoyables. Elles ne font preuve d'aucune faiblesse, et c'est ce qui plait à leurs fans. Contrairement à une Lady Gaga constamment au bord de la crise de nerfs, une Rihanna qui se fait frapper par son mec, une Britney Spears dont les performances scéniques laissent de plus en plus à désirer, Beyoncé et Taylor Swift sont des perfectionnistes de l'image. Elles ne laissent passer presque aucune émotion, font preuve de sang froid et parfois de mépris face à tout ce qui se mettrait en travers de leur chemin. Ce sont les role models de notre temps, une époque hardcore de crise et de peur. Beyoncé est une cyborg, Taylor Swift une reptilienne, mais à elles deux elles tiennent l'industrie au creux de leur main, et elles inspirent la crainte, l'admiration, le respect. Mais laissent surtout transparaître une insondable tristesse.
Le retour des boyscouts
Comme à chaque fois que les club bangers perdent du terrain sur la FM, ils rappliquent avec leur guitare et leurs chansonnettes neuneus pour adoucir les moeurs et émouvoir les jeunes filles. Les boyscouts pop rock sont toujours tapis dans l'ombre, mâchonnant nerveusement un brin d'herbe ou leur médiator, en attendant un éventuel comeback. Avec leur générosité désarmante et leurs mélodies sans phosphate, ils reviennent cette année nous mettre du baume au coeur, en faisant main basse sur les charts. Ils s'appellent OneRepublic, Imagine Dragons, Ed Sheeran, George Ezra, Tom Odell, Hozier, James Bay ou Josef Salvat. Ils ajoutent parfois des rythmiques funky, des pianos dramatiques ou de grosses guitares à leur folk insipide, mais tout finit pourtant toujours par ressembler à un tube de Coldplay ou un remake de "Kumbaya". Leur auditoire reste toujours constitué d'adolescentes un peu mal dans leur peau, et leur maman. Ils font le bonheur des castings de télé-crochet : leur musique est parfaite pour faire vibrer la voix des jeunes babtous à bonnet qui rêvent de gloire en fredonnant "Counting Stars" sous la douche. Ils ne font de mal à personne, oh ça non, et on les aime bien au fond. Mais leur prolifération dans les classements est toujours annonciatrice de mauvaises nouvelles pour la bitchy pop décérébrée, bref la pop qu'on aime.
Pharrell partout, Pharrell nulle part
Le gros paradoxe de 2014, c'est que l'omniprésence de Pharrell Williams n'en a pas pour autant transformé l'année en énorme fiesta funky des enfers. Alors que durant la décennie 2000, les productions des Neptunes, torrides et lubriques, avaient transformé nos soirées en orgies décadentes imaginaires ("Hot In Herre", "I'm A Slave 4 U", "Milkshake", "Hypnotize U", "Rock Your Body"...), le retour de Pharrell aux affaires ces derniers mois bande quand même un peu mou. Avec l'effroyable rengaine "Happy", son album G I R L mi-figue mi- raisin, ses titres un peu ratés pour Kylie, Gwen Stefani ou Paloma Faith, son business de fringues moches pour Adidas ou Uniqlo et ses larmes de crocodile chez Oprah Winfrey, celui qui était il y a dix ans le gars le plus cool de l'univers se retrouve aujourd'hui dans une situation confortable d'icône fashion un peu rincée mais toujours célébrée et respectée. Sauf qu'il n'a plus du tout le mojo, et le Pharrell 2014 a surtout servi à ambiancer les publicités pour nous fourguer des bagnoles, des bijoux ou des chaussures de sport.
Iggy et Ariana, popstars en intérim
Si on adore le phrasé rap Canard WC de l'australienne Iggy Azalea et le dernier album r'n'b plutôt parfait d'Ariana Grande, il faut quand même se rendre à l'évidence. Elles ont occupé le terrain médiatique et les charts parce qu'il n'y avait quasiment personne d'autre sur le créneau de la pop "urbaine mais quand même un peu cagole" en 2014. Ainsi, on peut les voir comme des popstars intérimaires : talentueuses, elles n'ont pas un charisme qui nous explose au visage, mais leurs tubes ont pourtant mis tout le monde d'accord. Extrêmement bien entourées, Iggy de son côté a bénéficié des talents de Charli XCX pour "Fancy", Ariana Grande a décroché la timbale avec un club banger signé Zedd ("Break Free"), et toutes les deux ont collaboré sur "Problem", LE titre officiel de cet été, qu'on a entendu partout, tout le temps. Rihanna et Nicki Minaj leur ont donc laissé le champ libre pendant qu'elles peaufinaient chacune leur nouvel album. Mais on peut raisonnablement penser que pour nos copines Iggy et Ariana, le temps est compté avant que d'autres filles ne rejoignent le game.
Radio Nostalgie
Alors que les tubes pop étaient aux abonnés absents en 2014, l'été a donné lieu à un revival plutôt inattendu : la house des 90s était bel et bien de retour ! Avec ses sons samplés sur les compiles Dance Machine et ses chorégraphies stupéfiantes, la canadienne Kiesza a secoué la planète avec "Hideaway" ou "No Enemiesz". Les anglais de Clean Bandit ont squatté les ondes avec la house music bio, ensoleillée et un peu cruche de "Rather Be". Disclosure ont écumé tous les festivals, mais genre vraiment tous. Et vous avez forcément entendu en soirée un titre de Duke Dumont, Gorgon City ou MNEK. Tous ces artistes reprennent à leur compte des recettes sonores déjà bien rodées qui ont fait danser cette bonne vieille génération X.
La fièvre des 90s s'est également emparée des radios et des télés (les weekends "Summer of the 90s" d'Arte ont pulvérisé les audiences de la chaîne), à tel point que l'on vivait tous un peu dans la peur qu'Ophélie Winter décide de sortir un nouveau disque. La nostalgie pour les club bangers des 90s, même un peu rances et au goût de carton pâte, a fonctionné à plein régime en cette période de vaches maigres. Et alors que l'on pensait qu'une fois les CD 2 titres d'Haddaway rangés de nouveau dans leur carton, le cours normal de la pop allait reprendre son cours, ce sont les 30 ans du Top 50 qui viennent titiller la fibre nostalgique des plus vieilles d'entre nous : Jeanne Mas, invitée du Petit Journal de Canal+, leur offre un taux d'audience historique, les compilations se vendent comme des petits pains rassis, M6 produit deux primes interminables où toutes les stars botoxées des 80s défilent comme à la grande époque. La pop, c'était mieux avant ? Surtout quand on a rien d'autre à se mettre sous la dent.
Charli XCX, flavour of the year
Si 2014 fut le purgatoire de la pop, sa traversée du désert, son walk of shame, sa grosse descente d'acide, il semblerait qu'une jeune britannique ait échappé à la malédiction : Charli XCX. Longtemps dans l'ombre des artistes avec ses tueries à la chaine, elle récolte enfin aujourd'hui le fruit de son travail acharné de galérienne de la pop. Petite souillon en perfecto qui, à 22 ans, reste bizarrement encore crédible dans son rôle de lycéenne grunge et boudeuse qui ne pense qu'à sécher les cours pour prendre des drogues et embrasser les garçons, elle est devenue incontournable cette année, grâce à "Fancy", sa collaboration avec Iggy Azalea, et ses titres "Boom Clap" et "Break The Rules". Elle termine 2014 avec un second album rempli de tubes pop pétaradants qui annonce peut être des jours meilleurs au rayon bitchy pop. Car Sucker n'a plus rien à voir avec le déjà très bon True Romance, son premier disque, un semi-flop adoré des hipsters et des trendsetters. Sucker est un disque blockbuster, plein de guitares et de refrains, d'attitude et de légèreté. Vous pensiez que le r'n'b minimaliste, chichiteux et atrophié de Banks ou FKA Twigs allait sauver la pop ? Pauvres fous, ce sont des mélodies stupides, des accords saturés et des feulements outranciers qui vont nous tirer d'affaire. Comme à chaque fois.
Et 2015 alors ?
On ne va pas se mentir : en général quand il y a un creux de la vague, ça peut durer un petit moment. Mais rien ne nous empêche d'être optimiste, et de croire dur comme fer que l'album de Madonna sera bon, qu'une nouvelle artiste complètement cintrée viendra prendre la place laissée vacante par Lady Gaga, que d'incroyables disques nous attendent encore au rayon pop. Quels nouveaux sons vont émerger, quelles nouvelles têtes à claques vont nous pourrir les réseaux sociaux, qui va encore nous rouler dans la farine avec des recettes vieilles comme le monde ? La pop est un éternel recommencement, un éternel émerveillement, et cette année encore, ça se passera sur Club Corbeille. On vous réserve d'ailleurs quelques surprises. Rendez-vous en 2015 ;)