Un trio de jeunes étudiants en art adeptes du bondage en total look cuir et latex débarque d'Islande avec une chanson électro hardcore anarchiste annonçant la mort de l'Europe. Quel meilleur choix de chanson pour remporter le concours de l'Eurovision en 2019 ?
Les eurofans français s'en souviennent comme si c'était hier. Nous sommes en mai 2006, la cérémonie du concours de l'Eurovision bat son plein. L'inénarrable Michel Drucker est aux commentaires, on est en train de s'assoupir mollement au son d'une sélection bien variét', lorsqu'arrive sur scène le groupe finlandais Lordi. Aux premières notes de leur "Hard Rock Hallelujah", on sort de notre torpeur. On assiste alors à un grand barnum heavy metal, avec grosses guitares et masques effrayants : une relecture fête foraine des groupes bruyants (et très populaires) de l'époque, Slipknot et Rammstein. Le morceau touche à sa fin, la vieille Drucker s'éponge le front et balance une punchline cinglante : "La Finlande n’a jamais gagné l’Eurovision. Eh bien, c’est pas avec ça qu’elle va gagner !". Bim ! Quelques minutes plus tard, Lordi récolte 292 points, un record pour l'époque, et devient ainsi le 51ème gagnant du concours.
Si Michel s'est planté sur toute la ligne, c'est qu'il y a une règle que les eurofans connaissent bien : ne jamais sous-estimer la capacité du concours à créer ou mettre en lumière des artistes hors-norme, loin de tous les formats, avec des dégaines incroyables.
L'Eurovision, que ses détracteurs trainent souvent dans la boue, réduisant le programme à un freak show qui carbure au folklore et au mauvais goût, est davantage un défouloir. Celui d'une Europe bariolée et inclusive, qui laisse le champ libre à tous les courants musicaux et à tous les corps : on y voit des grosses dames biélorusses, des gays efféminés, des drag queens, des adolescentes timides, de vieilles gloires fanées, des gym queens hystériques, des ténors gominés, des divas d'un soir, des prêtresses des enfers faisant des moulinets avec leurs bras sous un déluge de ventilos et de stroboscopes... Tout ce que la pop a de plus excessif et singulier se retrouve souvent convoqué et porté aux nues par un public qui n'aime rien d'autre que le spectacle et la transgression.
Pour le spectacle et la transgression, on pourra compter en 2019 sur un groupe islandais : Hatari. Pour tout vous dire, de mémoire d'eurofan, on n'avait jamais vu une telle chose sur scène. L'expression "âmes sensibles s'abstenir" semble avoir été inventée pour ce trio de jeunes performeurs qui ont cette particularité : être le groupe le plus bruyant, dérangeant, subversif et excitant de toute l'histoire du concours. Non, vraiment : vous n'êtes pas prêts.
"Hatrid Mun Sigra" : "la haine vaincra". Sur une bande-son d'electro industrielle ultra violente à faire passer le hard rock de Lordi pour un gentil tube de l'été, un grand gars nordique habillé en cuir et latex hurle des slogans flippants ("l'amour n'est plus", "la gueule de bois est sans fin", "le vide nous avalera tous", "l'Europe se meurt, saignée à blanc", "désillusions de toutes parts, punitions unilatérales"), tandis qu'à ses côtés, un femboy clouté fredonne d'une voix plaintive un refrain à la mélodie d'une beauté étonnante, qui tranche avec la litanie angoissante scandée dans les couplets.
Profondément dérangeant mais étrangement jouissif, soufflant le chaud et le froid, mêlant la torpeur et le désir, "Hatrid Mun Sigra" est la carte de visite au vitriol du groupe Hatari, une bande de potes issus de la bourgeoisie locale qui n'ont qu'une envie : se rebeller et créer l'excitation.
Avec son discours politique sur la décadence idéologique du Vieux Continent, le titre fait écho au projet revendiqué par ses membres : détruire le capitalisme, et danser joyeusement sur les ruines d'un monde carbonisé par la corruption, armés de leurs plus belles combinaisons SM. Mais alors comment un hymne dancefloor pour faire virevolter les fouets et les pinces à tétons dans les backrooms scandinaves est-il arrivé en finale du Söngvakeppnin, la pré-sélection islandaise du concours, plus habituée aux daubes europop de la diva locale Hera Björk ?
C'est tout simple : Hatari, fraichement sortis de leur école d'art, maitrisent le buzz comme personne. Et dans le micro-microcosme des hipsters islandais, tout le monde les connait, et ils ne sont pas à leur premier coup médiatique.
En fin d'année dernière, Hatari était une jeune sensation locale de festivals. Leur réputation scénique leur ouvrait alors les portes de tous les médias branchés du pays. Pourtant, alors que le groupe n'a que deux années d'existence, ils postent en décembre dernier un message laconique annonçant la fin de leurs activités. La raison ? Ils auraient échoué à terrasser le capitalisme avec leur musique. Deux mois plus tard, on les retrouve pourtant sur toutes les télés du pays, démarrant la promotion de leur titre pour l'Eurovision. Dans des interviews absurdes où ils se mettent en scène en athlètes olympiques prêts à subvertir la vieille Europe, le groupe excelle dans un discours à la fois ironique et engagé. On croit alors à une bonne grosse blague potache de jeunes branleurs anarchistes. Mais les choses ne vont pas s'arrêter là.
En février dernier, ils annoncent en interview leur sympathie pour la cause palestinienne, affirmant que l'Islande aurait dû boycotter le concours qui aura lieu en Israël. Ils menacent de faire passer un message pro-Palestine pendant leur venue à Tel Aviv, semant la zizanie chez les eurofans. Dans une vidéo postée sur leur chaine YouTube, ils vont même jusqu'à proposer au premier ministre israélien Benjamin Netanyahou un combat de lutte islandaise. S'il gagne à la loyale, il aura le droit de "coloniser" le Vestmannaeyjar, un archipel situé au sud de l'Islande. S'il perd, Hatari pourra s'approprier une partie de l'Etat d'Israël pour en faire une terre promise BDSM. Une blague grinçante qui leur a valu moult rappels à l'ordre.
Mais Hatari s'en foutent. Il est fort probable qu'ils poursuivent leurs petites attaques perfides et leurs provocations de petits malins alternos sans jamais dépasser la ligne rouge. Quoi qu'il en soit, et peu importe dans quel camp se situent les spectateurs de l'Eurovision, Hatari aura au moins eu le mérite d'amener un univers crypto-gay BDSM dans les foyers du monde entier, saupoudré d'un discours politique assez "touchy" avec le regard distancié, l'indépendance d'esprit et l'humour subversif qui valent au peuple islandais leur singularité insulaire que beaucoup de monde leur envie de ce côté-ci de l'Europe.
Reste surtout une chanson, "Hatrid Mun Sigra", qui marquera le paysage musical de 2019 par sa pertinence, sa séduisante bizarrerie et son efficacité redoutable. Et on se surprend déjà à imaginer à quoi pourrait ressembler la cérémonie de 2020 à Reykjavik.