Alors que l'on nage actuellement en plein revival 90s, il est une vérité qu'il est important de rappeler aux nostalgiques d'une époque qu'ils n'ont pas connue : le music business des années 90, c'était pas glorieux. Cette décennie fut l'âge d'or de l'eurodance, cette tambouille des enfers à l'efficacité redoutable, qui rapporta des millions à l'industrie du disque durant ses années fastes, de 1993 à 1995. En France pourtant, le genre semble avoir mis la clé sous la porte dans la précipitation la plus totale, suite à un backlash médiatique sans précédent. La mémoire collective semble avoir oublié ces évènements : Club Corbeille dévoile la sombre histoire d'une émission de télévision qui précipita la chute d'un empire commercial pourtant hégémonique et hyper rentable.
Je m'en souviens comme si c'était hier. C'était en 1995, j'étais au lycée, un pote à moi surexcité me demande si j'ai regardé l'émission Capital diffusée la veille sur M6. "Tu vas voir, je l'ai enregistrée, c'est un truc de malade, ça parle du business de la dance", il enchaine ses phrases à toute vitesse et je comprends rapidement qu'il s'est passé un truc et que je dois regarder cette VHS toutes affaires cessantes.
Pour vous situer le contexte, nous sommes donc en 1995. M6 vient de diffuser le 6ème volet de ses concerts Dance Machine, une machine à fric qui tourne alors à plein régime, où les groupes eurodance de l'époque, Corona, Ice MC, Dr. Alban, Whigfield ou Masterboy se succèdent en playback dans un Palais Omnisports de Paris Bercy plein comme un oeuf. Le tandem M6 - Fun Radio lance une nouvelle édition tous les 3 ou 4 mois depuis 93 : la jeunesse un peu plouc (dont je fais partie) vit donc au rythme de ces évènements, achète les compilations et se rue sur Télé Poche ou Télé 7 Jours lorsqu'ils publient leurs encarts publicitaires annonçant la liste des artistes invités. On parle d'un vrai phénomène culturel, certes déjà considéré comme de la sous-culture destinée aux gamins des classes moyennes des zones périurbaines, mais ça, on n'en avait pas conscience : on voulait juste entendre le nouveau Haddaway.
Capital consacre donc, en toute logique, un sujet à ce phénomène commercial sans précédent. Les journalistes se concentrent sur un personnage méconnu du grand public, Gianfranco Bortolotti, patron de Media Records et producteur du groupe italien Cappella.
Le sujet commence plutôt mal : on apprend dès les premières minutes que les deux membres du groupe, Kelly et Kevin, présents dans les clips et sur scène, ont purement et simplement été remplacés. Gianfranco en avait marre de leurs caprices de stars. Quand il les a castés, elle était caissière, lui boulanger, et il semblent depuis avoir pris la grosse tête : "Ils disaient ‘Fuck you’ aux journalistes sous prétexte d’être fatigués. Ils se prenaient pour Prince, voire Dieu !" s'emporte ce personnage à très grande gueule qui semble être le Berlusconi de la dance music. La voix off nous annonce rapidement (même si on n'était pas dupes) que les artistes que l'on voit s'agiter dans tous les Dance Machine ne chantent pas une seule note sur les disques. S'ensuivent des images où le producteur s'apprête à choisir les nouveaux visages de Cappella. La remplaçante, Allison, grande et blonde, deviendra rousse et se fera gonfler les lèvres et la poitrine. Wow. A ce moment là, on comprend vite que le reportage sera "à charge". Mais on n'a encore rien vu.
C'est alors qu'une terrible scène tragi-comique se met en place sous nos yeux. Un journaliste suit une jeune fille fan du groupe qui fait le pied de grue devant une discothèque de banlieue parisienne. Elle comptait offrir une bague à Kelly, mais changement de casting oblige, elle se retrouve à donner son présent à la nouvelle "chanteuse" Allison. Le caméraman lui explique alors sa méprise : d'abord incrédule puis effarée, la fille éclate en sanglots. Puis sèche ses larmes et tente de garder une contenance devant la caméra qui n'en perd pas une miette : "C’est pas grave, elle est sympa, je l’aimerai aussi."
Puis retour sur l'inénarrable Gianfranco dans ses délires mégalo, où il parle pognon et se voit en demi-dieu de la création artistique. Ses studios, installés à Brescia, produisent une cinquantaine de titres pas an, sous plusieurs noms de groupes tous plus fictifs les uns que les autres. Les employés de Media Records, de jeunes rats de studio toujours au fait des nouvelles tendances musicales, ne touchent aucun pourcentage sur les ventes des disques et sont payés à l'heure comme de simples salariés. Allison, la nouvelle poupée collagène du groupe, les lèvres encore à peine dégonflées, termine le reportage en enfonçant le clou du malaise : "Il faut donner le meilleur de nous-même, sinon on dégage". Fin du reportage, je regarde mon pote, les yeux écarquillés. "OK..."
Très vite, l'émission fait parler d'elle autour de nous. Les gens sont abasourdis, dégoutés, les fans d'eurodance se sentent un peu sales. C'est le coup de massue, comme si l'on venait d'apprendre que notre oncle sympa vendait de la drogue à des collégiennes. Les images de la gamine et de sa bague ont été vécues comme un traumatisme : il fallait boycotter cette musique mercantile et sans âme venue de l'étranger qui fait pleurer les jeunes filles. Quelques mois plus tard, un de mes amis décide de planquer ses disques d'eurodance dans un carton et se met à écouter du Lenny Kravitz. Sur M6, l'édition de Dance Machine 7 est annulée en raison du plan Vigipirate. D'autres concerts auront lieu l'année suivante, mais le coeur n'y est plus. Cappella ne décrochera plus jamais de supertube avec sa nouvelle formule. Et d'autres genres de dance music commencent à pointer le bout de leur nez : la house des clubs d'Ibiza, et la french touch. L'eurodance est morte, vive l'eurodance.
L'émission de l'époque semble aujourd'hui introuvable, et pourtant j'ai bien cherché (UPDATE : un bienfaiteur de l'humanité a enfin posté la vidéo sur YouTube). Pendant longtemps, tous les gens qui l'ont vue se sont demandés quelle mouche avait bien pu piquer M6 pour mettre à l'antenne un tel sujet, en tuant ainsi la poule aux oeufs d'or. Une théorie du complot s'est alors articulée. Le manque total d'objectivité du reportage, clairement à charge, coïncide avec l'entrée en vigueur au 1er janvier 1996 des fameux quotas de 40% de chansons françaises en radio et télé. Le sujet aurait donc été commandé par les majors françaises afin de préparer le terrain en jetant le discrédit sur l'eurodance (produite essentiellement en Allemagne et en Italie) et ainsi introduire sur le marché quelques mois plus tard les premiers produits locaux post-quotas destinés aux jeunes. Nos fameux boybands (2Be3, Alliage, G-Squad) ont ouvert la marche, puis des artistes plutôt orientés urbains et r'n'b ont suivi le pas : ce seront les débuts d'Ophélie Winter, K-Reen, Lââm, Alliance Ethnik ou Ménélik, et les premiers succès mainstream des rappeurs français IAM, NTM, Doc Gynéco, Passi, Stomy Bugsy... Et tout ce beau monde de bénéficier d'une exposition maximale dans les playlists... de la chaîne M6. Coïncidence ?
Le groupe Cappella fut donc, malgré lui, le fossoyeur de l'eurodance, une musique souvent frelatée, rongée par la corruption, le cynisme et l'appât du gain, mais qui a apporté aux années 90 un esprit de fun et d'hédonisme qui manquait alors cruellement à une décennie plutôt avachie. Elle a appris à danser aux babtous complexés que l'on était et nous apportait, par procuration, un peu d'exotisme à moindre frais. Réécouter Cappella aujourd'hui, c'est découvrir une musique hystérique, aux BPM en surchauffe, avec des mélodies incroyables mais surtout beaucoup trop de tout. Un son maximaliste qui tabasse et rend fou au service de club bangers épileptiques. En fait, c'était vachement bien. Aux dernières nouvelles, Gianfranco Bortolotti se serait reconverti dans l'architecture d'intérieur.
Voilà voilà, encore une enquête rondement menée. Je vous laisse vous délecter de ce Greatest Hits.